ESEU

LA TRADUCTION ENTRE ART ET MÉTIER



   
   

                                                                                                                                                                                                              Constantin FROSIN




       
                  Voilà un sujet sur lequel je pourrais m’étendre sur quelques dizaines de pages, sinon davantage… Enfin. Pourquoi la Traduction serait-elle un Art, alors qu’il est un dicton qui affirme que Traduire, c’est trahir ? L’aurait-on inventé après que le Roumain CIORAN se fut mis tous les écrivains à dos, en affirmant : Traduire est plus difficile que d’écrire ?!
    Que non ! Ça remonte à des époques reculées, à une certaine enfance de l’humanité… S’imagine-t-on même, de nos jours, pourquoi on a trouvé ce dicton ? Parce que les traducteurs étaient les plus sûrs (sic !) colporteurs de secrets militaires (et non seulement). On pensait d’eux que, après avoir fait leur métier de traducteur/interprète, ils s’empressaient de vendre cher ce qu’ils avaient appris, à l’ennemi ou à la concurrence. Se non è vero, è ben trovato, disait-on à la même époque : Si ce n’est pas vrai, du moins est-ce une bonne trouvaille…
    Pourquoi donc un Art ? Parce qu’elle ne saurait être menée à bonne fin que par les Artistes du métiers, les Grands Maîtres du domaine. Quels sont ces artistes ? Ce sont les écrivains ! Pourrait-on exécuter ces copies parfaites, qui ressemblent à s’y méprendre aux œuvres originales, sans être un bon, voire un très bon peintre ? La seule différence entre les deux est le fait que l’auteur de l’original a eu l’idée géniale dudit tableau, mettons, donc il était créatif cent pour cent (une sorte de concepteur, si l’on veut !), alors que l’autre est un très bon, un parfait même exécutant, mais d’après nature, d’après modèle, etc.  
    En résumé : le seul bon traducteur est celui qui est écrivain dans la langue dans laquelle il traduit. Si moi-même, j’ai réussi à rendre universels des poètes qui n’ont jamais (ou presque) passé en français, dont MIHAI EMINESCU, ION BARBU, TUDOR ARGHEZI, ou des prosateurs/ dramaturges comme ION LUCA CARAGIALE, URMUZ, c’est que je suis écrivain d’expression (uniquement) française, auteur d’une quinzaine de recueils de poèmes, de 3 livres d’essais, et de douze autres ouvrages didactiques et pédagogiques (dictionnaires, cours pratiques, etc.).
    Ça fait donc une trentaine d’œuvres écrites uniquement en français, ce qui rend crédibles et confère un certain poids, je pense, aux plus de 110 œuvres traduites, dont moins d’une dizaine du français en roumain ! Plus de cent volumes traduits en français… Ça peut laisser rêveur, mais je suis sûr que cela n’aurait rien donné si je n’avais pas eu la chance de me découvrir écrivain d’expression française et d’avoir eu l’intuition de publier mes poèmes sur des centaines de revues, pour voir si cela vaut la peine de continuer à écrire des poèmes. Ces apparents encouragements n’étaient, au fond, que l’attestation de mes qualités implicites de traducteur, car je suis conscient de ce que mon œuvre poétique est une sorte de défoulement, de mise à nu de moi-même, etc. Mais rendre au monde francophone, par l’intermédiaire de mes traductions, le patrimoine spirituel et littéraire de mon peuple l’emporte de loin et de beaucoup sur ma modeste originalité poétique…
    Pourquoi la Traduction est-elle, dans un premier temps, un Métier ? Parce qu’il faut faire son apprentissage auprès d’un Maître ou d’un Grand Maître traducteur, pour apprendre tous les secrets de ce Métier qui, maîtrisé comme il faut par un esprit artistique, se métamorphose, peu à peu, en Art…
    Mais tout métier suppose qu’on suive un stage de formation, dans le cas du traducteur en français, lire beaucoup, énormément même, en français, mais lire aussi des traductions accompagnées de l’original. Connaître toutes les finesses du Bon Usage, ne jamais se fier à son acquis, mais se rapporter et se vérifier toujours par le recours à un très bon dictionnaire ; par exemple, moi, je travaille en ce moment en m’aidant du Grand Robert en 6 volume, édition 2002, et lorsque je garde mes doutes, j’en appelle au TLF (Trésor de la Langue Française) en ligne.
    Il y a ensuite la phase plus pragmatique, plus pratique si l’on préfère ce terme : j’envoie les pages que je soupçonne d’être mal traduites, à mes amis poètes, directeurs de revue ou journalistes, et seulement après leur lecture attentive, qui me donne un bon verdict (auquel je sais pouvoir faire confiance), je garde mes solutions ou j’en cherche d’autres… C’est, si l’on veut, une sorte d’archéologie langagière, il y a des fouilles incessantes dans les diverses strates de la langue de l’écrivain qu’on traduit, il y a une sorte d’errance parmi les divers sens, plus ou moins ambigus, de l’œuvre à traduire.
      Je ne consulte jamais le dictionnaire avant, ni ne revois la grammaire, le premier jet est mon original à moi, que j’essaie de superposer sur l’original de l’auteur traduit. Je ne me fie qu’à mes qualités de poète, à mes dons et penchants, confirmés par des dizaines ou des centaines de chroniques parues sur les plus de 400 revues qui m’ont publié. Pour convaincre mes étudiants du fait que grammaire, lexique, linguistique, sémantique, etc. sont formidables, mais il est des fois où ils peuvent empiéter sur les résultats de la traduction, à les suivre de trop près… j’ai trouvé une soi-disant métaphore : j’écoute la voix de l’auteur/de son œuvre d’une oreille, puis, dans ma tête ont lieu des processus de relecture/ transformation/interprétation etc., après quoi, de l’autre oreille, j’entends l’œuvre respective en français et je ne fais qu’écrire sous la dictée…
    Cela va sans dire que le métier de traducteur suppose que l’on sache à quoi s’en tenir quand on traduit un auteur classique, pour que la traduction n’offre ni une œuvre romantique, ni une de réaliste, etc. Il faut donc connaître en profondeur non seulement le français, dans notre cas, mais aussi la littérature, tant l’histoire que la théorie littéraire respective, mais aussi et surtout l’âme, par exemple, française, ce qui implique : mentalités, préjugés, partis pris, forma mentis, modus vivendi, amandi, pensandi, etc.
    Ce n’est qu’après avoir réussi le saut (extrêmement périlleux, le plus souvent un de la mort – surtout de l’œuvre à traduire…, car on travaille sans filet, comme on dit, seul à seul avec l’auteur, son époque, son acquis littéraire et culturel, qu’on se doit de pénétrer et de comprendre avant d’entreprendre toute traduction) du Métier à l’Art, de l’ouvrier (voire la cheville ouvrière de l’auteur respectif !) à l’Artiste, que l’on se doit de se mettre à traduire les œuvres capitales, d’une extrême difficulté !
    Ce n’est que son statut d’Artiste qui lui permettra de donner des œuvres traduites qui soient considérés comme des objets artistiques, esthétiques, qui gardent intactes tant la mémoire de l’auteur respectif que la valeur de l’original. Le contour de l’œuvre ne sera point déformé, l’époque et son courant littéraire respectif ne seront nullement défigurés, le tout traduit pouvant être considéré / pris pour l’original, comme si l’auteur l’avait écrit directement en français, mettons. La balance doit rester parfaitement équilibrée, lorsque dans l’un des plateaux sera mise l’œuvre originale et dans l’autre, l’œuvre traduite… ! Du moins est-ce l’idéal, mais, autant que faire se peut, il faut suivre cette voie royale.
    A considérer les choses de cet angle, la Traduction est l’acte d’un Sorcier, qui doit ressusciter l’être de l’auteur et l’animus de l’œuvre, d’où le statut de créateur du Traducteur, et de création pour la Traduction…
 






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