Ion MURESAN



Celui-qui-porte-un-col
                À Radu Săplăcan

Lorsqu’il arrache son visage de la nappe
est comme s’il sortait un oeuf de sous la couveuse,
comme s’il décollait un timbre-poste d’une vieille lettre,
c’est ainsi qu’il arrache son visage de la nappe.
Et qu’est-ce qu’il montre à l’humanité? Le faux-col d’autour de la bouche
et celui des yeux pochés.
Ce n’est pas étonnant que l’humanité devient petite à la table d’à côté du poêle.

Lui, Celui-qui-porte-un-col, dit seulement ces mots: “J’attends les dieux,
je leur ai fait nid dans ma tête”!
Et quand il passe sa main par les cheveux, des petits déplumés
    de moineau et des oeufs bleus minuscules tombent à ses pieds,
et il s’appuie d’une jambe dans un sac de farine,
et de l’autre dans un sac de pellicule
lorsqu’il saute et embrasse les mécaniciens de l’atelier avoisinant
et leur tâtonne, heureux, les salopettes tachés d’huile car  – dit-il –
„les dieux s’habillent selon leurs goûts capricieux”.

Mais personne ne sait que Celui-qui-porte-un-col est un Maître,
qu’il a au bout de son auriculaire l’Art et l’Oubli,
qu’il s’attarde à table comme un homme sans tête,
et la nappe est une quenouillée de brouillard et  il en sort la tête comme ça:
d’abord le cou en saignant, rond comme une roue de char
(ah, soleil cou coupe!) et l’air lui sort des poumons comme un essieu
qui tourne en arrosant les murs de sang.

Mais si vite oublie Celui-qui-porte-un-col! observe l’humanité
et se serre, fébrile, à la table d’à côté du poêle, le paletot autour des peuples.
Mais, lui, après de longs exercices oublie si vite
que les choses ne réussissent pas à se constituer. Il ne donne pas d’examples,
mais je crois que les faits se sont passés comme ça:
Devant le cabaret il y a la colline verte, sur la colline il y a des sentiers
et quatre-cinq-mille serveuses descendent de la forêt de l’horizon
et quatre-cinq-mille serveuses montent vers la forêt, comme ça:
à quatre-cinq mètres l’une de l’autre, c’est comme une bande roulante chargée de serveuses
vêtues de sarraus rouges et de tabliers blancs, la serviette sur le bras gauche,
et en portant dans la main droite cinquante de votka.
Ainsi, quatre-cinq mille serveuses
montent et descendent et, tristes, se font des signes et, mélancoliques, se sourient quand
passe l’une auprès de l’autre. Et leur triste sourire ne peut être comparé à rien,
sinon aux souris, sinon aux poissons, sinon à maman.

Par conséquent, quatre-cinq mille quarts de setier de votka arrivent
sur la table du Celui-qui-porte-un-col, toutes les quatre ou cinq minutes,
et lui, je l’ai déjà dit, est un homme sans tête, et les serveuses sont
pareilles à quatre-cinq mille oiseaux qui pondent sur sa table, donc ce n’est pas étonnant,
que lui, Celui-qui-porte-un-col ne voit pas que toutes ont une petite
        verrue sur l’annulaire et de la même façon
une verrue, une seule verrue, comme une lampe éteinte, sur le nez.

Ce moment-ci, transie, l’humanité serre son paletot autour des peuples
et tous les peuples allument une cigarette et demandent:
C’est vrai qu’il oublie vite, Celui-qui-porte-un-col? Dame, il a longtemps fait des exercises.
Il oublie si vite qu’il ne s’attarde pas à la table à laquelle s’attarde.
Il ne donne pas d’examples, mai je crois que les faits se sont passés comme ça:
Le menuiser rabote la planche et projette un table pour Celui-qui-porte-un-col,
mais il n’arrive pas à lustrer la planche
qu’ à l’autre bout de celle-ci poussent des racines et il prend de
nouveau la hache et coupe sans cesse,   
mais la planche se recouvre de rejets et de feuilles à l’autre bout.
            Alors le menuisier
prend des clous de sa bouche, lève le marteau, mais lui,
        Celui-qui-porte-un-col, oublie si vite
que les clous fondent et le marteau rougit et devient fer à cheval et
        battrait au sabot, mais le menuisier est vieux et il
        ne peut pas pénétrer dans le ventre de la jument afin
        de saisir le poulain dormant
Et puis le vieil homme n’entre pas avec du fer rougi au feu sous
        le ventre de cheval.

Mais je déjà l’ai dit, Celui-qui-porte-un-col ne donne pas d’exemples
et les faits sont ceux-ci:
Il entre dans la taverne, occupe une place au coin, près du poêle,
là, où se trouvent, attablés, eux-même, les mécaniciens de l’atelier
        avoisinant, les salopettes tachées d’huile et de bière.
Il entre dans la taverne, s’assied et crie vers le bar: “Cinquante de
        votka!”
et sa tête tombe sur la table.


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