George SIMON

 

LA TRANSCENDANCE DU SILENCE

CHEZ SYLVIE GERMAIN (II)

 

  1. L’immense épopée du silence de Dieu

 

L’œuvre de Sylvie Germain, c’est une Épiphanie originelle, authentique, plus que poétique. Sa création incarne une vision trinitaire. Le Livre des Nuits c’est le roman à trois faces : la face de l’histoire, la face de Dieu et la face de l’Éternel, relevé par l’immensité du présent. C’est le livre des Noms, de la Parole et du Verbe, dédié À la grâce de Dieu, par Théodore-Faustin, le septième fils, le dernier, de Vitalie Péniel. On commence par le commencement : la révélation du silence, par l’absence de la Parole et la quête du Père. Après la naissance de Théodore-Faustin, son père va rester pris par le mutisme et par le silence inexpugnable:

il  ne trouva aucun mot, ni pour la mère ni pour l’enfant, comme si les larmes qu’il venait de verser l’avaient lavé de tout langage. Et de ce jour il ne retrouva plus jamais la parole. 1

D’ailleurs, les personnages de ce roman

ne connaissaient des hommes que ce qu’ils connaissaient d’eux-mêmes, (…) Entre eux ils parlaient moins encore, et à eux-mêmes pas du tout, tant leurs paroles toujours retentissaient de l’écho dissonant d’un trop profond silence. 2

Le fils, Théodore-Faustin, a l’air d’être quitté, exilé, sacrifié, par son père, qui 

ne lui avaient jamais parlé, et son corps exultant de désir un instant cependant se mit à tressaillir de vide en entendant les oiseaux nichés sur la rive, comme si à travers eux le père exprimait son absence. 3

L’oiseau c’est l’emblème de la création de Sylvie Germain. L’oiseau exprime mieux le silence du Créateur. Soit-il moineau ou hirondelle, il suggère la splendeur de la création : 

les nomades du ciel nous invitent à redresser la tête, à tendre l’œil et le regard, à ouvrir notre cœur, et à n’être plus tout à fait les mêmes. À nous remettre en chemin vers l’Ailleurs, l’Inconnu, la Promesse. Contre vents et marées. 4

La transcendance se passe à l’impasse du temps où les passants ont perdu leur présent. Au lieu d’Épiphanie, les personnes préfèrent la métamorphose et risquent de devenir elles-mêmes des personnages dans leur propre vie. La création de Sylvie Germain est marquée et auréolée par l’Esprit: 

l’Esprit est ce souffle qui rend vie aux mots, les fait vibrer et fleurir en hautes flammes, les fait tinter avec ampleur. 5

Il suffit d’invoquer une seule allégorie aérienne pour comprendre la transcendance, comme elle se révèle, si naturelle, à notre aise. Sylvie Germain compare les lettres avec les oiseaux. Celles-ci descendent sur la pages, occupent le blanc entre les mots (le blanc n’est que le silence), qu’elles les arraches et prennent leur vol en haut de la page, comme un nouvel alphabet

C’est ici l’allégorie de l’Épiphanie, la métanoïa chrétienne qui annule la métamorphose kafkienne.

Comme personnage, Théodore-Faustin n’arrive pas à se connaître, à se livrer à lui-même, il ne s’est pas soumis qu’à son nom, un patronyme fatidique, en devenant posthume, dans un présent vivant, qui lui échappe.

La lettre c’est la mort, et la vie c’est l’esprit. La lettre n’est pas le Nom, et le Nom n’est que Propre. Quand le fils veut exproprier le nom de son père, il n’arrive qu’à dénoncer la mort, la mort de son propre fils : 

Il lui semblait traîner un corps d’emprunt et son nom à l’appel sonnait si faux qu’il ne le reconnaissait jamais. (…) Le nouveau fils, il l’appellerait du nom de son père, car il serait l’enfant des retrouvailles et du recommencement. Ainsi : Lorsqu’on l’interpellait, Théodore-Faustin n’entendait plus son nom comme un son incongru mais comme un mot terrifiant de danger car il lui semblait chaque fois qu’on le dénonçait à la mort. 6

Il trouve une motivation puérile, absurde, qui va le perdre pour toujours, parce que le Nom, le patronyme, est une couronne de l’Éternel, un corollaire de la Genèse et une promesse de l’Alliance. Le Nom du Père, il est interdit d’être multiplier, copier ou effacer, ni prononcé en vain. Même son nom va se diviser, au moment où l’Alliance a été rompue : 

il parlait très souvent à lui-même. Du moins était-ce ce que l’on pouvait croire à le surprendre parler seul à longueur du journée. Mais c’était en vérité moins à lui-même qu’à un autre de lui-même qu’il s’adressait (…) et maintenant il était deux en un. D’un coté Théodore et de l’autre Faustin, sans plus de trait d’union, et un dialogue incessant confrontait ces deux morceaux.  7

Il est suffisant qu’une seule âme soit perdue, et le monde entier va souffrir; même l’humain a l’air d’une blessure. Sylvie Germain nous offre le paradigme d’un personnage qui incarne la destinée humaine, dans toute sa déchirure. Et plus encore qu’une simple parabole du brebis perdu, c’est la Trinité rompue, corrompue, trahie, conspirée, en oubliant du Créateur, et pire encore, de s’y substituer et de se soumettre seulement, aveuglement, à un pouvoir écrasant, au lieu d’accepter la puissance, comme imprévu d’une présence, d’éluder l’absence, grâce au privilège d’entendre le silence, à l’écoute de soi-même. Certes, ce que Dieu annonce, la Mort le dénonce.

Le malentendu et l’inguérissable blessure de Théodore-Faustin va immonder toute la création, au moment grave, privé d’innocence et d’indulgence et d’endurance, où, seul, le personnage, en pleine errance, il culpabilise Dieu, le Créateur et le rend responsable de tout le mal, incriminant son silence et son indifférence : 

Il n’y a pas de grâce de Dieu. Non. Il n’y a que de la colère de Dieu. De la colère, voilà tout.  8

C’est presque un parricide ou un déicide au lieu d’un métamorphose ou d’une métanoïa. Il s’agit d’une alternance, d’un intervalle, d’un mécontentement, au lieu d’une attente et d’une patience, quand le masque (ce vide d’un regard) devient visage, et la transparence ne fait qu’accentuer l’absence, la délivrance, au lieu de sanctifier le Nom, d’arrêter la division, d’éviter la fracture. On sait que le Diable, qui incarne le Mal, il n’est pas du tout seul, mais il arrive dans le monde en division, comme une armée invisible. Même son nom signifie Séparation. Séparation de soi-même, au lieu d’être présent à la rencontre de l’autre, afin de se reconnaître. Dieu c’est la réponse et la reconnaissance. Il arrive (Me voici !) intempestivement, comme l’Esprit Saint descend et s’arrête dans les âmes qui sont mises à la quête et l’attente incessante.

La deuxième face c’est la face de l’Histoire, La colère de Dieu ! Et l’heure est arrivée, l’instant fatal, quand il a voulu éterniser le nom de son père, Théodore-Faustin, dans son agonie, a compris qu’il n’est que le corps posthume de son père et que les lettres qui composent le nom ne sont que des lettres d’un alphabet évanescent. Si on reste à lire au pied de la lettre, on risque la mort. Théodore-Faustin va arriver aupoint zéro de son corps et il va se suicider.

Le Patronyme c’est la demeure divine de Père, le don du Créateur, afin de protéger sa transparence, par l’interface d’un visage, et de rendre visibles les traces de son Nom, par les voix et les échos d’un vertigineux silence. Or, la transcendance, c’est l’Alliance entre l’Innomé et l’Indicible, dont le fruit c’est l’Ineffable, l’épiphanie d’un mystère. Le fils qui veut répéter ou perpétuer le nom de son père risque de rompre cette alliance et d’effacer la réminiscence d’un éternel commencement. L’Éternel c’est le Verbe au présent, comme présence de l’Esprit, par sa transparence. Le Nom du Père n’est pas négociable.

La transcendance c’est la trace de l’Esprit qui rend possible le souffle de la vie, au comble de l’Épiphanie, quand l’Éternité est devenue transparente, comme une alliance entre la lettre effaçable et l’esprit invisible, c’est la terrible grâce de Dieu, qui s’estompe en même instant qu’il est en train de se montrer, afin de nous protéger de sa Puissance imprévue et de sa présence inaperçue.

Pour avoir accès à la Face du Créateur, il faut d’abord contempler la beauté de sa création et de ne pas répéter son Nom en désert ou en vain ou de le surnommer. Dans la tradition judaïque, pendant le rituel, on commence par TU, la deuxième personne du singulier, mais on continue l’invocation à la troisième personne du singulier: Le Saint béni-soit-il ! De même, dans la tradition orthodoxe, c’est interdit aux parents de reprendre le nom d’un enfant qui est mort, parce que le nom répété, c’est la mort invoqué, et la vie due nouveau-né, elle va être un stigmate ou une blessure. Le passé et la mort sont les signes de la perfection, et c’est impossible d’y ajouter, corriger, de refaire ou de ressusciter. Le Diable sait très bien que l’enfer c’est la nostalgie, qui pétrifie notre vie, et la répétition c’est punir la mémoire jusqu’à la folie. La seule solution c’est de commencer par le commencement.

Dieu n’est pas posthume, il est, par excellence, la transcendance du silence, qui rend possible l’entendement entre les personnes résonantes et raisonnables, sur la voie étroite de l’errance, en suivant les méandres de mémoire peuplée de visages et de noms pleins d’éclats et d’échos fabuleux. Dans la Sainte Trinité il n’y a pas de succession ni de hiérarchie, c’est seulement la simultanéité et la concomitance, c’est la transcendance, entre vue comme alliance et présence.

Le credo de Sylvie Germain est très simple et à l’appui de chaque personne qui risque de devenir personnage défiguré, d’où le Verbe s’est retiré, ou un éternel pleurant, en s’imaginant qu’il est quitté. Impuissant, il incarne la fracture comme une blessure de l’incessant : de rester à l’attente d’être reçu par Dieu en audience, ou de se livrer à la vengeance, de troubler le silence, de faire du bruit, voire d’écraser même le visage de l’autrui.

Accusateurs acharnés, dans le même pauvre langue de bois (…) gros d’impatience et de fainéantise, nous sommes l’expression fidèle de nos erreurs cruelles. Incapables de lire l’essentiel, le Verbe nous ouvre son majestueux tabernacle d’avoir la chance d’entendre non pas les gémissements pleurants et consternants, mais le prodigue silence, plein d’endurance, au seuil d’un ultime appel, quand notre vie même est mise à l’épreuve.

Dieu c’est la PUISSANCE et l’homme c’est le POUVOIR. La puissance n’est pas réminiscence, mais plutôt présence. Et présence c’est d’être dans l’attente de l’autre pour célébrer la rencontre de soi-même, sur la voie d’une ascèse, celle qui nous offre comme offrande la Création, comme échos de ceux qui ne crient pas dans le désert, mais la voix d’une intériorité, mise à l’écoute du frémissement de chaque instant, comme instance de la vie, de la genèse ininterrompue, de ruminer l’intervalle pénible du doute.

 

1 Sylvie Germain, Le Livre des Nuits, Gallimard, 1985

2 Idem

3 Ibidem

4 Sylvie Germain, Songes du temps, Desclée du Brouwer, 2003

5 Idem

6 Sylvie Germain, Le Livre des Nuits, Gallimard, 1985

7 Idem

8 Ibidem


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